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La Troisième Nuit

 

Le ciel poudra ses joues de fard et la forêt arbora son manteau d’écarlate. La face du ciel changea alors, devint celle d’une belle demoiselle noire qui ne désirait aucun fard, et rien qu’un filet d’étoiles et un bout de lune argentée à accrocher sur son front. La forêt se revêtit de sable héraldique, chuchotant sous les eaux et les lyres des sauterelles, les pages des feuilles qui tournaient et le pas inaudible d’êtres invisibles.

Dhur, qui suivait sa sylphide depuis l’étang, marchait aussi silencieusement qu’il le pouvait, mais, dans les ténèbres, il la perdit. Il marqua donc un temps d’arrêt, flaira le miel sauvage dans l’haleine suave de la forêt... et au même instant rencontra quelqu’un d’autre en pleine nuit.

Peut-être fut-ce sa croyance soudaine aux créatures surnaturelles qui le rendit instantanément conscient qu’il en voyait une. Il est aussi possible que l’aura de celle-ci ne supportât aucune dénégation.

Dhur n’avait pas vu les merveilles des Vazdru, hormis dans son sommeil ; celui-ci se révélait à ses yeux grands ouverts. Il était parent des princes du rêve, cet inconnu né de la nuit, qui était moins qu’un prince mais bien plus qu’un simple mortel.

Dhur resta donc silencieux.

Comme il faisait ceci (ou plutôt ne faisait rien), l’Eshva le considéra avec un léger sourire qui cachait une plaisanterie secrète. Les yeux noirs comme la nuit de l’Eshva, membre de la secte des enfants de l’ombre errants et brûlés par le rêve, lurent en Dhur comme dans un livre dont la signification absconde ne peut être saisie que l’espace d’un battement de cœur. L’Eshva vit tout cela : la vie humaine de banalités éclairées par le soleil et, bien pis encore, de banalités illuminées par la lune. Le désir d’un humain pour une très belle fille qu’il avait prise pour un esprit... celle qui était en fait l’amante de ce démon. Et l’Eshva vit autre chose, que son regard lui révéla nettement. Sur le front de l’humain, le baiser invisible du Vazdru, flamboyant comme une rose d’argent. Cela fit sourire l’Eshva, d’une jalousie sensuelle, d’un mépris irréel, prologue de caresse de vengeance douce comme le satin... Un instant auparavant, l’Eshva était tombé sur l’âne de selle, qui s’était allongé à ses pieds. Et il l’avait recouvert de guirlandes de lierre. L’Eshva lut alors dans le cerveau de Dhur le souvenir d’un souhait absurde : « avoir la capacité de changer de place avec cette bête. Je pourrais alors sentir ces mains autour de mon cou et ces lèvres... »

« Je vais satisfaire le plus cher désir de ton cœur », dit l’Eshva sans prononcer ces mots.

Dhur broncha et recula en sentant autour de la tête une chaleur et un froid étranges. C’était un réflexe de son corps, puisque son esprit était incapable d’un tel instinct. Il était d’ailleurs inutile.

L’Eshva eut un rire sec, une délectation cruelle, lisible dans ses yeux seuls, puis il brilla comme l’une des feuilles qui tournaient et s’en fut, disparut.

Dhur, dans un soudain accès d’outrage, l’appela brutalement dans les ténèbres. Et des mâchoires de Dhur sortit un son qu’il avait entendu auparavant, mais jamais issu d’entre ses lèvres.

« Hi-han ! » brailla Dhur de telle sorte que la forêt lui fit écho.

« Hiii-han ! »

 

Jamais Marsineh, qui avait oublié qu’elle était Marsineh, n’avait été aussi heureuse. Son bonheur transcendait tout confort et tout plaisir. Il ne pouvait durer, car la chair humaine n’était et n’est pas faite pour supporter perpétuellement de tels transports. Seule l’âme pouvait les embrasser, et de manière différente. Obscurément, quelque part au tréfonds d’elle-même, Marsineh savait fort bien cela. Elle avait déjà trouvé des excuses à la fin de cette joie. Il semblerait qu’elle se fiait à son amant démoniaque pour la libérer de cette amertume. Mystérieusement, au cours de leur danse d’amour muette, il avait dû également lui promettre cet oubli.

Mais cette nuit-là, la troisième qu’elle passait dans la forêt, la seconde dans la forêt des souhaits réalisés, l’extase était sa familière.

Les démons avaient inventé l’amour. Inutile d’en dire davantage.

Une heure avant l’aube, ou peut-être dans un laps de temps intemporel, l’amant Eshva de Marsineh murmura, dans une langue de geste, de cheveux et d’yeux, et peut-être de pensée, qu’une grande dispute venait de se terminer dans une autre partie des bois. Des amants avaient été séparés sur ordre du seigneur que servaient et adoraient les Eshva. Maintenant, c’était à leur tour d’être séparés. Marsineh pleura et l’Eshva se répandit en pleurs insensibles, incomparables et insondables caractéristiques de sa race.

Puis il l’arracha à son désespoir, au puits dans lequel elle était plongée, de telle sorte qu’elle marcha aussi légèrement que lui. Devant eux apparurent deux créatures rabougries et geignardes, des nains dont la laideur était tellement incroyable que Marsineh la vit à peine. Sur l’ordre de l’Eshva, ils lui présentèrent une robe.

Ces nains étaient des Drin, forgerons et artificiers de Terre Inférieure ; en plus de leurs capacités à fabriquer des poupées, ils savaient faire presque tout ce qui était d’une beauté insurpassable. Les atours qu’ils étalèrent devant la jeune femme avaient été tissés par des milliers d’araignées à fourrure, amantes des Drin. Étant ce qu’ils étaient, c’est-à-dire habitants de ce pays sous terre, le tissu du costume était une pellicule d’argent, semblable à de la poussière d’étoiles, où avait été incrustée une quantité de joyaux... les jades sombres, les jaspes jaunes et verts que l’on trouvait sur les rivages du lac souterrain, les perles d’aigue-marine et les opales de paons pêchées dans les eaux des mers du monde. Par-dessus tout, les Drin avaient fait une magie qui empêchait le soleil de faner leur ouvrage et, en raison de celle-ci, çà et là scintillait un fil d’or écarlate dans le tissu dont l’Eshva détournait les yeux, bien que ce fût son cadeau d’adieu et d’amour.

Puis il chassa les Drin ; ils reluquaient Marsineh. Il l’enlaça et lui demanda d'enfiler cette robe. Toujours en transe, elle lui obéit et serra sa taille étroite de la ceinture de gemmes aquatiques. Elle était éblouie par sa propre lumière. Et lui un peu rebuté par l’or qu’elle arborait.

— Rallonge-toi, dit-il, allonge-toi parmi les roses sur la mousse veloutée. Elle s’exécuta, ses atours lui donnant l’apparence d’une vierge tombée des étoiles.

— Ferme les yeux. Ne me regarde plus.

Elle obéit encore et les larmes coulèrent sur ses joues. Il se pencha sur elle et, à l’aide d’un beaume ou d’une fleur de Terre Inférieure de couleur violette, il lui caressa le front et les paupières. Elle se rendormit alors et son image l’abandonna ainsi qu’il le lui avait promis. Elle était maintenant allongée sur la terrasse de vignes et d’églantines, belle comme la beauté, mais aucun amant démoniaque n’était plus auprès d’elle.

Tout près, deux autres créatures se promenaient dans les bois. L’une paissait paisiblement, légèrement gênée par l’incompétence qu’elle se découvrait en mangeant de l’herbe. L’autre s’enlaçait sous la terreur et apostrophait parfois les cieux d’une voix rauque qu’elle ne se reconnaissait pas.

Tandis que les dernières fumées de la nuit se glissaient entre les arbres, un lynx fauve descendit par les chemins de la forêt, à la recherche d’un petit déjeuner dont il avait l’impression de humer l’odeur.

Devant lui, un âne domestique était occupé à manger de l’herbe.

« Quelle aubaine ! » songea le lynx en langage lynx. Il commença à tourner autour de l’âne, pour le paralyser de son regard couleur d’olive.

Mais, comme le lynx rôdait autour de l’âne en renâclant et ronronnant, l’âne tourna la tête. Et ce fut le lynx qui resta paralysé et s’aplatit contre la terre ; ses oreilles poilues se collèrent contre son crâne, ses moustaches se raidirent comme les piquants d’un porc-épic et sa queue fouetta les fougères.

Car, la bouche pleine d’herbe, c’est la tête et le visage ineptes d’un jeune homme qu’il aperçut surmontant la partie avant de l’âne. Et, bien que le cerveau à l’intérieur de la tête fût manifestement resté celui d’un âne, le visage appartenait à quelqu’un qui ne redoutait nullement les lynx, qui les avait en fait chassés. Tandis que la bouche mâchait maladroitement l’herbe, les beaux yeux avaient en eux une expression de surprise devant la difficulté que représentait ce genre d’alimentation, une mine qui s’écriait à l’adresse du lynx : « Un vol de flèches ! Une lance ! Cours jusqu’à ta tanière, sinon je te porterai sur mes épaules ! »

Le lynx se rappela alors une affaire urgente qu’il avait laissée chez lui et, avec un cri, tourna les talons et fila à toute allure pour s’en occuper.

Les sortilèges de la nuit
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